CHAPITRE XXXIII
TUNNEL SPATIAL NUMÉRO UN

Kaufman passa des heures dans cette pièce vide, attaché nu sur une table médicale. Il s’attendait à être exécuté d’un instant à l’autre, mais s’en inquiétait moins que de ses propres pensées. Il avait tout raté. Les regrets le rongeaient comme des rats.

Le système solaire ne saurait jamais que l’Amiral Pierce, dans son ardeur mégalomaniaque à s’emparer du pouvoir, avait imprudemment pris le risque de détruire le tissu même de l’espace-temps. Pierce allait concocter une version tenant les Faucheurs pour responsables de la fermeture du tunnel. La guerre serait terminée. Lyle Kaufman, Marbet Grant et Tom Capelo, les trois personnes qui connaissaient la vérité, disparaîtraient sans faire de vagues. La plupart des gens à connaître leur existence allaient se retrouver isolés de l’autre côté du tunnel spatial #1, à des années-lumière de distance. Les rares personnes au courant de ce côté-ci du tunnel seraient réduites au silence à coups d’avancement ou par la mort.

Carol, Sudie et Amanda (si elle était toujours vivante) recevraient bien sûr le message de Tom. Comment Pierce allait-il réagir ? Probablement en contraignant Carol au silence. Elle devait protéger Sudie ; elle se tiendrait tranquille sans trop de problème.

Kaufman aurait dû préparer un compte rendu complet de la situation, le transmettre à la seconde où il avait franchi le tunnel spatial #1, avertir le système solaire tout entier des actes de Pierce. Il avait tout simplement été trop occupé à rester en vie pour y penser.

Aucune excuse. S’il avait réussi à informer les médias sur ce qui s’était produit, Pierce l’aurait fait assassiner. Mais de toute façon, c’était ce qui allait se passer, pour tous les trois. À moins que l’amiral ne décide de garder secrètement Capelo en vie, comme l’avait fait Stefanak : le cerveau de Capelo retenu en otage en échange du bien-être de sa famille.

C’était la faute de Kaufman. Il n’avait pas tout planifié, n’avait pas suffisamment anticipé. L’absence de vision était un péché que l’univers ne pardonnait pas. L’amiral Pierce allait donc devenir une espèce de héros, le vainqueur à la Pyrrhus de la guerre contre les Faucheurs, cet ennemi diabolique qui avait confisqué les étoiles au genre humain. Et Marbet mourrait, Capelo peut-être, Kaufman certainement. Magdalena était déjà morte. Et Laslo, et sans doute Amanda. Il était responsable.

La porte s’ouvrit et un officier entra. Ça y était, alors. Kaufman aurait aimé revoir Marbet une dernière fois.

« Colonel Kaufman, mettez ceci, monsieur, je vous prie. » Le jeune homme transportait un uniforme au grand complet.

« Est-ce vraiment nécessaire pour la suite ? demanda sèchement Kaufman.

— Oui, monsieur. » L’officier détacha Kaufman et quitta la pièce.

Il revêtit cet uniforme, qu’il n’avait pas porté depuis des années. C’était mieux que de mourir tout nu. L’épée de cérémonie manquait, mais cela n’avait rien d’étonnant.

Par contre, les événements suivants le surprirent. L’officier revint et salua vivement : « Par ici, s’il vous plaît. Les autres sont déjà rassemblés et l’amiral est en route. »

Les autres ? L’amiral Pierce ? Non, Pierce devait être de retour sur Mars. Une enquête plus poussée ne se justifiait pas, pas avec du sérum de vérité. Alors, que se passait-il ?

Kaufman ne posa pas la question. L’officier le guida dans un long couloir, et il observa tout ce qui l’entourait. Les cloisons et le pont reluisaient ; les marins avaient l’air de recruteurs holos ; l’air manquait totalement des odeurs et des relents du recyclage intensif. Ils se trouvaient sur un gros bâtiment, une station ou un vaisseau amiral.

« Entrez, monsieur », dit l’officier en ouvrant la porte ; il fit respectueusement un pas de côté pour laisser passer Kaufman.

« Bonjour, colonel Kaufman », dit un homme mince et grand portant un uniforme de général trois étoiles de l’ADAS. Kaufman ne le reconnut pas, mais il n’y avait pas à se méprendre sur son air d’autorité : il était en présence du commandant de la flotte.

« Monsieur », répondit Kaufman d’un ton neutre, sans saluer. Techniquement, il était à la retraite. Cinq autres militaires se tenaient un peu en arrière du commandant : deux généraux deux étoiles et trois colonels.

La porte s’ouvrit de nouveau et un lieutenant escorta Marbet Grant à l’intérieur. Kaufman se sentit transporté de joie. La jeune femme était vêtue d’une tunique et d’un pantalon de matelot trop grand pour elle, sans doute les seuls vêtements disponibles sur le vaisseau. Quelle que fut la gravité de ses blessures aux côtes, elles étaient guéries, ou du moins, rendues temporairement inexistantes grâce au plâtre et aux médicaments. Les yeux verts et brillants de la Sensitive lui sourirent, et elle se mit à étudier toutes les personnes présentes dans la pièce, l’une après l’autre, sans montrer la moindre hésitation. Peut-être savait-elle ce qui se passait ?

« Madame Grant », dit sans chaleur le commandant. Kaufman reconnut l’antipathie généralement manifestée à l’égard des Sensitifs. L’officier s’adressa au lieutenant : « Où est le professeur Capelo ?

— Il arrive de la zone médicale, monsieur. Ils sont en route.

— Colonel Kaufman, madame Grant, asseyez-vous, je vous prie. Je suis le général Rickman Dvorovenko, commandant de la flotte de défense du tunnel spatial #1. J’ai apporté…

— Lyle ! Je te croyais mort ! En fait je me croyais mort moi aussi, s’exclama Tom Capelo depuis le seuil. C’est toi, hein, Marbet ? Quelle femme intelligente et rusée. Je te tirerais bien mon chapeau métaphorique si je pouvais bouger mon bras qui lui ne l’est pas.

— Professeur Capelo, c’est un honneur, dit le général Dvorovenko.

— Pas pour moi. Je ne suis pas trop entiché de cette armée qui m’a retenu prisonnier pendant six mois, répliqua froidement Capelo.

— C’était l’armée du général Stefanak, fit remarquer Dvorovenko. La situation a changé. Quoi qu’il en soit, j’aimerais pouvoir parler sans être interrompu, professeur Capelo. »

Le physicien, enfoncé dans un fauteuil roulant poussé par un docteur, haussa les épaules. Sa condition – bras et côtes cassés dans des plâtres, visage aux traits tirés – semblait effroyable, mais moins mauvaise que lors du dernier contact que Kaufman avait eu avec lui. Combien d’heures s’étaient-elles écoulées depuis ? Impossible à déterminer.

« Mon premier devoir est de vous apprendre que l’amiral Pierce est en route pour vous féliciter personnellement. Il est encore de l’autre côté du tunnel spatial numéro un, dans le système de Herndon, mais il revient aussi vite que possible et franchira le tunnel avec largement assez d’avance pour précéder la fermeture à l’heure prévue par vos équations, professeur Capelo. Il participera à la conférence de presse, bien entendu », commença Dvorovenko.

Marbet lança à Capelo un regard d’avertissement. Il s’en aperçut et haussa de nouveau les épaules. Kaufman comprit qu’ils avaient tous deux été détenus ensemble et qu’ils avaient pu discuter.

« Bien entendu, reprit Dvorovenko d’un ton aigre, nous aurions préféré faire nous-mêmes part aux médias de l’héroïsme de l’amiral et de la fermeture tragique des tunnels. Mais comme Mme Grant a estimé judicieux de s’en charger, il est important que chacun sache quelles informations peuvent être rendues publiques sans compromettre la sécurité militaire. »

C’est alors que Kaufman comprit.

Marbet avait ajouté un enregistrement au message d’adieu de Tom à sa famille. Tandis qu’il faisait la course avec la fermeture des tunnels et l’armée du CDAS, elle avait tranquillement enregistré ce compte rendu qu’il avait négligé. Mais contrairement à Kaufman, elle ne s’en était pas tenue à la vérité. Sa version glorifiait Pierce, mensonge absolu ; elle l’avait jointe en catimini au message de Capelo pour s’assurer que Kaufman ne remette pas son contenu en question. Ce contenu, elle l’avait élaboré de façon pragmatique, dans le dessein de leur sauver la vie. Cette transmission était une négociation, pas la vérité.

Et Kaufman qui se croyait le négociateur de l’équipe !

« Je pense que nous comprenons tous la situation, général Dvorovenko. Le professeur Capelo, le colonel Kaufman et moi-même en raconterons aussi peu que possible. Quand on nous posera des questions, nous dirons la vérité, cette même vérité que j’ai exposée dans ma transmission. À savoir que les forces du Conseil de Défense de l’Alliance Solaire se sont ruées à la rencontre d’une invasion de Faucheurs incroyablement massive avant que l’ennemi n’atteigne le tunnel spatial numéro un. Qu’une bataille majeure a eu lieu dans le système de Gemini, et que lorsqu’il est devenu clair que les Faucheurs allaient gagner et envahir le système solaire, nos courageux soldats ont fait la seule chose qu’il restait à faire, sous le commandement de l’amiral Pierce.

« L’amiral savait, grâce aux brillants travaux du professeur Capelo qui œuvrait en secret au bénéfice de l’effort de guerre, que si les deux artefacts étaient déclenchés sur le nombre premier treize, cela n’allait pas, comme on l’avait cru dans un premier temps, détruire l’espace-temps, mais plutôt provoquer la fermeture des tunnels. Confronté à cette terrible alternative, l’amiral Pierce a donné l’ordre d’emporter l’artefact par le tunnel spatial #1. Il a fait évacuer toutes les troupes humaines encore présentes et a déclenché l’artefact à distance. Et le tunnel spatial #1 s’est refermé en sauvant le système solaire de la destruction. »

Toute l’assemblée fixait Marbet : Dvorovenko avec l’aversion de celui qui est obligé de s’en remettre à quelqu’un en qui il n’a aucune confiance ; Capelo avec une ironie sardonique : il détestait devoir mentir sur ce qui s’était passé, mais le ferait dans l’intérêt de sa famille ; Kaufman avec… Quoi ? Avec admiration pour la rapidité de sa réflexion, et la justesse méticuleuse de ses mensonges. Et avec la tristesse qu’elle en soit arrivée là. La mort et la vérité auraient été plus honorables.

« Nous sommes donc tous d’accord sur les faits », reprit Dvorovenko de ce même ton amer. « Nous allons réécouter l’enregistrement de Mme Grant, c’est la prochaine étape. Et dès que l’amiral Pierce sera arrivé, nous ouvrirons les telcoms à la presse. »

« Dès que l’amiral Pierce sera arrivé. » Cette fois Kaufman entendit le ton de Dvorovenko, l’entendit vraiment. L’amertume du général n’était pas due au fait que Marbet avait transmis son message avant l’armée ; le récit de l’héroïsme de Pierce par une civile impartiale ajouterait certainement à sa crédibilité. Non : l’amertume de Dvorovenko découlait de ce que Marbet avait glorifié Pierce, justement. Dvorovenko aurait préféré voir Pierce dénigré, car ce dénigrement aurait déclenché la contre-révolution. Dvorovenko ne soutenait Pierce que pour la galerie.

Pierce était-il au courant ? Certainement pas, sinon Dvorovenko n’aurait pas été à la tête de la flotte du tunnel. Les généraux dans son cas devaient être nombreux, ne soutenant le commandant suprême que parce que la seule autre alternative était la mort, mais rongeant aussi leur frein en attendant une occasion. Une vieille, vieille histoire… les conjurés et la couronne.

Kaufman regarda Marbet et fit furtivement glisser son regard vers Dvorovenko. Elle bougea très légèrement la tête. Elle avait entendu, elle aussi. Ou, plus probablement, elle le savait depuis son premier coup d’œil à Dvorovenko.

Ils ne pouvaient utiliser cette information. Un marché avait déjà été conclu, et Kaufman se prépara à louer publiquement l’amiral Pierce, l’homme qui avait assassiné Sullivan Stefanak, Laslo Damroscher, Magdalena, Ethan McChesney, Prabir Chand…

« Colonel Brady, les enregistreurs sont-ils prêts ? demanda Dvorovenko.

— Oui, monsieur.

— Donc dans quelques minutes… quel est ce bruit ? »

Des cris dans le couloir. Des bruits de course. Un capitaine fit irruption dans la pièce : « Désolé, monsieur, on a besoin de vous sur la passerelle ! Une transmission ISC de priorité un et nous en sommes les destinataires !

— Cela justifie-t-il tout ce tumulte ? Dites à ces hommes de se calmer ! s’exclama Dvorovenko avec humeur.

— Oui monsieur ! C’est à cause des informations qui nous parviennent, monsieur ! »

Dvorovenko sortit précipitamment. Les deux généraux subalternes se lancèrent un coup d’œil, puis le suivirent. Les trois colonels restèrent dans la pièce.

« Que quelqu’un nous mette les infos ! Je ne peux pas croire que cette somptueuse salle de conférences soit dépourvue du moyen de les recevoir ! » dit Capelo.

Personne ne bougea.

« Oh Jésus Newton Christ, je vais le faire, alors ! »

Mais Capelo ne pouvait déplacer son fauteuil roulant sans aide. Il voulut s’extraire du fauteuil mais retomba en arrière en grimaçant de douleur. Kaufman se leva et fit ce que tout militaire savait faire : il programma l’écran mural pour recevoir les nouvelles de l’extérieur.

L’écran afficha le logo de la MQA. C’était une chaîne d’information clandestine, fréquemment arrêtée et suspendue par le gouvernement puis, tel le phœnix renaissant de ses cendres, réapparaissant ailleurs pour faire entendre sa voix. Ces gens arrivaient à envoyer des robocaméras, voire même des reporters en chair et en os, dans les endroits les plus improbables.

Un présentateur avatar qui aurait pu être de n’importe quelle origine ethnique parlait avec excitation : «… ne sont encore que des rumeurs. Cependant, la conspiration visant à répandre le bruit erroné que les tunnels spatiaux se ferment provoque une panique générale dans les entreprises du système solaire. D’après la rumeur, la cible de cette conspiration serait l’amiral Pierce, dont on attend le retour de l’autre côté du tunnel spatial #1 plus tard dans la journée. Les rumeurs prétendent que l’amiral se jette dans un piège mortel. Les conspirateurs, d’après ce qui a été dit à MQA, sont en ce moment même identifiés et encerclés par le CDAS. Je le répète, il s’agit d’informations non confirmées transmises à MQA par une source anonyme. Cependant…»

L’écran redevint blanc.

« Des salauds irresponsables…» grommela l’un des colonels, qui se leva et quitta la pièce.

Kaufman lança un nouveau coup d’œil à Marbet ; elle secoua la tête. Sa transmission sauvage n’était pas à l’origine de ce qui se passait à présent, quoi que cela pût être.

Dans le couloir, encore des cris, qui cessèrent brusquement. Un second colonel quitta la pièce. Le troisième rejoignit la porte à grands pas et cria : « Lieutenant !

— Monsieur ? » Une jeune femme se matérialisa instantanément. « Qu’est-ce qui se passe là dehors, bon dieu ?

— Je n’en suis pas sûre, monsieur, mais on dit… quelqu’un a dit…

— Dit quoi ?

— Que le tunnel s’est refermé, monsieur. Que nous avons perdu un vaisseau, qui vient d’entrer en collision avec le tunnel et a disparu. Et… et que l’amiral Pierce ne l’a pas encore traversé. »

Le colonel lança un regard furieux au malheureux lieutenant. « Surveillez ces gens ! » lui ordonna-t-il d’un ton sec, et il partit.

« Oui monsieur. » Le lieutenant prit position sur le seuil, l’attention et les oreilles visiblement tournées vers les nouvelles en provenance du reste du vaisseau.

Capelo se mit à rire : « Pierce coincé de l’autre côté du tunnel !

— Tu ne sais pas si c’est vrai », dit Kaufman. Il se sentait hébété. Trop de choses se passaient, et trop vite.

« Es-tu en train de me conseiller de m’en tenir aux faits, à moi, Lyle ?

— À votre avis, la MQA peut-elle avoir raison ? Y a-t-il eu conspiration… Non, attendez une minute. L’avatar des infos a déclaré que la conspiration visait à convaincre Pierce que la fermeture des tunnels se produisait vraiment alors que ce n’était qu’un mensonge ! Mais c’est la vérité ! » s’exclama Marbet.

Capelo rit de nouveau : « Et si Pierce est vraiment piégé de l’autre côté, la conspiration est dirigée contre lui, d’accord. »

Kaufman s’aperçut que le lieutenant buvait leurs paroles. « La conspiration… s’il y a conspiration… quelqu’un a voulu faire croire à Pierce que les tunnels ne se fermaient pas, et que prétendre le contraire n’était qu’une tentative pour l’attirer dans une embuscade. Si c’est le cas, cela te compromet, Tom. Tes travaux.

— Et alors ? Mes travaux sont bien réels, eux. Le tunnel s’est fermé, il y a tout juste… laisse-moi réfléchir… dix minutes. Et si cela s’est produit comme tu le racontes, Pierce est piégé de l’autre côté. Pour toujours. Notre homme a manqué le dernier canot de sauvetage du Titanic, le dernier bateau à quitter l’Atlantide. »

Le lieutenant se retourna lentement vers les trois civils. Kaufman fut soudain heureux de porter l’uniforme : la jeune femme allait peut-être lui répondre. « Lieutenant, si l’amiral Pierce est piégé de l’autre côté du tunnel, qui est le responsable, ici ?

— Le général Dvorovenko, monsieur. »

Dvorovenko avait-il manigancé tout ceci ? Non, décida Kaufman. Dvorovenko s’était montré réticent quand il s’était agi d’organiser une conférence de presse. Mais alors, qui ?

À voix très basse, Marbet s’adressa à Kaufman : « Pas Dvorovenko. Pas un militaire. Les réactions des officiers ne cadrent pas. »

Capelo les entendit. Contrairement aux autres, peu lui importait de parler à voix basse. Estropié et cabossé, couvert de plastique expansé et de patchs médicamenteux, trop maigre et trop épuisé, le physicien ressemblait à un rat mâchouillé. Il s’exclama tout haut : « Pas un militaire ? Mais qui d’autre aurait l’oreille de Pierce ? Quel putain de civil de génie aurait les simples couilles, et ne parlons pas de l’influence, de convaincre Pierce que la vérité scientifique est en fait un mensonge, une vulgaire conspiration politique le visant personnellement ? Quelqu’un s’est servi du point faible de Pierce, sa paranoïa. »

Le général Dvorovenko refit son entrée, suivi de ses officiers. Kaufman n’avait pas besoin d’être un Sensitif pour percevoir dans leur attitude le choc et l’excitation qu’ils ressentaient.

« Messieurs, madame, changement de plan, dit Dvorovenko. La conférence de presse aura bien lieu, mais sans vous. La situation a changé. Vous serez reconduits dans vos quartiers pour y attendre des instructions ultérieures.

— S’il vous plaît, mon général, attendez », dit Marbet d’une voix suave. Tout d’un coup, elle avait l’air plus doux, vulnérable, une femme sans défense s’en remettant à une source reconnue de pouvoir. « Pouvez-vous nous expliquer ce qui se passe ? Je veux dire, nous l’avons entendu aux nouvelles, je sais, mais… pouvez-vous nous en dire plus ?

— Certainement, madame Grant. En repoussant une dernière et soudaine attaque des Faucheurs, l’amiral Pierce a été tragiquement piégé de l’autre côté du tunnel en train de se refermer. Il ne pourra pas revenir. Le gouvernement qu’il a laissé en place en partant garantira une transition sans heurt à son second sur Mars, le commandant suprême suppléant, le général Yang Lee. »

Capelo éclata de rire, hilare.

Kaufman ne savait rien de Yang Lee ; ce général avait dû monter en grade pendant son séjour sur Monde. Il s’adressa à Dvorovenko : « Mon général, le général Lee est-il en position de contenir l’agitation qui va inévitablement résulter de changements aussi énormes dans le… le système solaire dans son ensemble ? » Plus de guerre. Plus de tunnels spatiaux. Plus de commerce avec les colonies. La moitié de la flotte disparue pour toujours de l’autre côté des tunnels.

« Je suis sûr qu’il en est capable, répliqua Dvorovenko. Nous allons maintenant vous escorter jusqu’à vos quartiers.

— Merci », dit Marbet.

Ils suivirent le jeune lieutenant hors de la pièce. « Je reste avec toi, Lyle, dit la Sensitive une fois dans le couloir.

— Moi aussi », renchérit Capelo. Le lieutenant, impatient de retourner dans la salle de conférences, ne s’y opposa pas.

Dans une luxueuse cabine que Kaufman voyait pour la première fois (« vos quartiers »), Marbet, Tom et lui échangèrent des regards. « Une nouvelle révolution ? Des combats, encore ? dit Marbet.

— Aucune idée. Tout a changé, répondit Kaufman.

— Et Pierce est parti, rajouta-t-elle.

— Quand vont-ils nous ramener chez nous, à votre avis ? voulut savoir Capelo.

— Oh, bientôt. Nous sommes des personnages publics, maintenant. Bien sûr, Tom, tu l’étais déjà avant, fit remarquer Marbet.

— Des conneries, s’exclama l’intéressé. Tout ce que je veux, c’est revoir ma famille.

— Nous devons pour l’instant nous en tenir au récit de Marbet », dit Kaufman.

La jeune femme lui fit face : « Tu m’en veux pour ça, Lyle, je le sens bien.

— Elle nous a sauvé la vie ! dit Capelo.

— Je sais. »

Avec une soudaine virulence, Capelo ajouta : « Et si tu y avais réfléchi, tu aurais fait pareil, Lyle. Considère tous les mensonges que tu as inventés pour que nous puissions atteindre le tunnel #1. Ne t’offusque pas de ne pas être cette fois-ci celui qui tramé cette brillante supercherie. Accorde-lui-en le mérite et arrête de vouloir mener tout seul la revue. »

Kaufman sentit la colère l’envahir, mais il n’eut pas le temps de réagir : Capelo avait fait rouler son fauteuil jusqu’à la porte. « Je vais dormir pendant que je le peux. Mais il y a une chose que je sais… j’aimerais vraiment rencontrer celui qui s’est arrangé pour que Pierce reste de l’autre côté du tunnel le temps qu’il se ferme. Le voilà, le brillant baratineur ; comparés à lui, Marbet et toi vous avez l’air de vendeurs d’élixirs miraculeux. Je me demande qui ça peut être, bordel. »